Négatif

A l’heure du règne numérique, avons-nous quelques souvenirs du vocabulaire de la photo argentique ?
Riche, multiple, voire signifiant plus large que lui.

Il s’agissait de débuter en s’équipant d’un film sensible appelé pellicule, à l’instar des premiers parchemins roulés sur eux-mêmes, en attente d’un calame qui allait les parcourir. Que de précautions pour l’insérer dans le boitier, comme s’il était temps de remettre la perle dans l’huitre. Pellicule pourtant calibrée pour capter la lumière, celle-ci était son ennemi tant qu’elle n’était pas retranchée dans l’obscur.

Le ton était donné à l’initial, le temps était venu d’armer l’appareil, d’un coup de pouce droit, le levier d’avancement du film devenait une réminiscence latérale du légendaire mouvement Winchester. Cra-crak. La conquête de l’ouest était à portée d’objectif, les séances qui criblent les stars répondent au paresseux vocable shooting. Et ces paparazzis qui perpétuent les nauséabondes effluves des chasseurs de primes.

Capturer la lumière s’origine dans ce qu’il est courant d’appeler la guerre du feu, ancêtre archaïque des élans prométhéens, comme si depuis les temps immémoriaux la lumière était l’objet d’une guerre, d’une conquête, d’un rapt, et non d’un don. Et pourtant.

Alors voilà le chasseur d’images en agachon[1], il tombe en arrêt et s’apprête à mitrailler, avec cette différence notable qui le distingue de l’apnéiste qui lui s’immobilise sur les fonds marins, entrechoque deux cailloux et attend que le poisson vienne, curieux.
Il est rare que l’enclenchement du film déclenche la venue dans le champ de vision de la proie, si ce n’est peut-être de la peroxydée pulpeuse dont l’acuité auditive est plus aigüe que ses congénères, serait-elle diplômée ès-gourde ?
Arrêtons de la guigner au dehors, elle est tapie au dedans.

Si les mots qui ouvrent cette activité photo sentent quelque peu la poudre, celle du champ de bataille, non celle de la blonde, ni celle de ceux qui tournent autour, encore moins celle d’escampette, le tensiogène s’accroît lorsque l’obturateur cesse d’obturer et que la lumière frappe le film sensible.
Alors que la pellicule atteint ce pourquoi elle est faite, la voilà baptisée épreuve, et non content de la secouer sémantiquement lorsqu’elle quittera le creux du boitier, rembobinée comme d’autres se renfrognent, le verdict tombera, fatal, son film se devra de devenir un négatif.
Après on se demande pourquoi l’argentique cède le pas au numérique, il y avait tout de même des indices qui sentaient le sapin…

Durant tout ce parcours, remarquons encore combien la lumière est dans une ambivalence continue avec la pellicule, à tout moment, hors du boitier, une maladresse peut la voiler,  la perdre à tout jamais, et pour les siècles sans fin.

L’épreuve, le négatif, et le voile, triptyque où il fait toujours bon aller se faire voir chez les grecs, pour qui la vérité est dévoilement, ἀλήθεια, aleitheia. Alors comment aller de l’épreuve et du négatif au dévoilement avec peut-être en creux, une vérité à cueillir ?

Notons tout d’abord que la première prudence est de ne pas exposer l’épreuve à une lumière trop crue, extérieure, peut-on éclairer ce qui est négatif du dehors ?
Ou cette lumière froide de la lucidité qui, tel le néon, aplatit les reliefs, éclaire le fonctionnel dysfonctionnant, ratant le personnel émergeant.

Alors qu’elle était la judicieuse pratique ? Mémoire d’un résidu de quelques procédés alchimiques, il s’agissait de se retirer dans une chambre qualifiée d’obscure, sans pour autant être dans les ténèbres, la lumière qui seule présidait était rouge pour les tirages en noir et blanc . Curieux flux lumineux, lumière inactinique[2], qui avait cette singulière capacité d’éclairer sans voiler, comme un sas d’apprivoisement où le négatif et l’homme pouvaient se rencontrer sans se nuire.

Quel est ce territoire borné de casques bleus qui offrirait une lecture de l’épreuve qui ne vire pas au conflit, contre l’autre, contre soi ?

Et si cette lumière rouge était celle ayant les deux propriétés du feu ? Celle d’éclairer et celle de réchauffer, serait-ce le lien entre l’intelligence et le cœur ?

L’amour rendrait-il aveugle ? Pas que, il a aussi cette curieuse aptitude à rendre l’intelligence pénétrante, car il permet de comprendre l’autre de l’intérieur, dans un plein élan de l’esprit, lumineux et aimant, en évitant qu’il se retrouve fragmenté par une seule saisie rationnelle. Thomas d’Aquin osait une lecture de l’intelligence, foireuse étymologiquement, mais savoureuse, intus legere, lire de l’intérieur.[3]

Est-ce pour cela qu’un monde en panne d’intériorité se cherche des cannes pour s’orienter dans l’obscur ? Ne faudrait-il pas le doter d’un chien ?
Pauvre bête.

Épreuve, négatif, histoire d’avoir un brelan gagnant ajoutons trauma.
Météo ardennaise.

En grec, le trauma est un choc, il l’est à l’initial lorsqu’il se produit, mais pourquoi parfois le reste-t-il le bougre, malgré le temps qui – lui – passe  ? Une des raisons est qu’il impacte la personne dans ses différentes dimensions, son corps, sa psychoaffectivité, son esprit, et si elle ne parvient pas à l’assumer dans l’ordre de l’esprit, s’il reste absurde pour l’intelligence, une blessure de désamour pour le cœur et subi pour la volonté, il demeure un corps étranger non métabolisable.
Alors comme au centre d’une cloche frappée par son balancier, la personne reste captive de sa vibration, avec des points d’obnubilation douloureuse comme au premier jour du choc.

Et quelle serait la lumière rouge qui permettrait d’aborder ce trauma sans rester captif de son irradiation toxique ? Là encore chacun ses sentiers. Amour d’un(e) bien-aimé(e), amitié, tiers bienveillant et compétent, autant d’altérités de l’intériorité, qui pourront être cet espace concave propice à la transformation, qui pour avoir lieu réclamera une survenue de la lumière, que le diaphane traverse l’opaque.
Le négatif s’avère peu équipé pour se développer par lui-même, il est – en creux – ce qui appelle la présence de l’autre.

Pour que la pellicule impressionnée, pas tant que moi, devienne un négatif, il va lui falloir prendre un bain, les quatre étapes de cette immersion sont elles aussi étrangement signifiantes.

Étape 1
Le révélateur
Il va réduire les sels d’argent qui vont se transformer en argent métallique visible.
Je ne comprends rien à cette phrase, mais elle fleure bon l’alchimie.
Secret des plus cachés, plus précieux que la pierre philosophale, non pas transformer le plomb en or, mais l’obscur en lumineux, le plombant en gisement aurifère.
Celui seul qui l’a goûté en connaît la saveur, la sapience, la sagesse.

Étape 2
Le bain d’arrêt
Il va arrêter l’action du révélateur et préserver le fixateur.
Arrêter de trop vouloir révéler, expliquer, creuser, mais oser s’arrêter à la saisie de l’aspérité lumineuse au flanc de l’abîme qui permet, non d’en remonter, mais de le traverser.
Ne pas chercher au creux de l’imparfait la plénitude intelligible, le pot est en terre, non en inox. Le premier homme est dit le glébeux[4], non l’inoxydable.

Étape 3
Le fixateur
Il va stabiliser l’image négative.
Vraie question, car ce qui est révélé de lumineux a souvent la vigueur précaire de Bambi sur la glace, la convergence de ce nouveau regard intérieur et d’un œil  extérieur, qui sait en être l’allié, peut avoir cette vertu. Entre autre pour une précision pronominale, stabiliser suppose d’y croire, et si ce verbe a cette singulière capacité d’émerger à la première personne du singulier, il a celle de durer à la première du pluriel. 

Étape 4
Le lavage
Étape souvent négligée mais qui conditionne la tenue dans le temps du film ; les traces de fixateur restant dans le film continuent à agir et peuvent à terme détruire l’image sur le film.
Curieuse précision technique, qui invite à toucher ce point intérieur d’autonomie où ce qui est fixé aujourd’hui, ne dépend plus de ce qui l’a permis hier.

Comment résister à l’attraction du rétroviseur, du passé vers laquelle tend l’irradiation du négatif et parvenir à fixer son regard sur le pare-brise ?
La clé est de découvrir un viseur.

Mais c’est une autre histoire.

 

[1] La chasse à l’agachon est une technique de chasse sous-marine à l’affût léger qui se pratique en Provence occidentale.
[2] Une lampe spéciale (rouge ou jaune-vert) émet une lumière inactinique, c’est-à-dire n’ayant pas ou peu d’effets photochimiques.
[3] De ente et essentia, art XII, 171
[4] Adam, en hébreux de adama, terre rouge.

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